Sergheï MANOLIU

4 avril > 31 mai 2003

Iconographie du dollar

« In God we trust » «nous croyons en Dieu» même la Banque du Saint-Esprit ne l'avait osé. En 1979, lors de mon premier voyage aux Etats-Unis, je découvre le dollar. Je n'en crois pas mes yeux Cette alliance incongrue du spirituel et du matériel me choque. Fruit de mon éducation européenne issue d'un pays ou le Don Juan de Molière ne croit déjà plus qu'en 2 et 2 font 4, je ne vois aucun rapport entre Dieu et l'argent. Pourtant cette affirmation, véritable profession de foi de toute une nation, passe inaperçue les consomateurs dépensent leurs dollars sans les lire et la dimension symbolique du billet vert échappe le plus souvent à ses usagers. C'est en 1864 que cette «maxime» apparaît pour la première fois sur la pièce de 2 cents et depuis 1955, approuvée par un acte du Congrès, on la retrouve systématiquement sur toutes les coupures américaines.
Le verso du billet de un dollar est emblématique de la société nord-américaine, telle qu'elle s'est construite autour du mythe de l'utopie réalisée si bien décrit par Jean Baudrillard dans son livre intitulé «Amérique» paru en 1986 chez Grasset. Le dollar fut standardisé en 1929 pour inclure des portraits, le plus souvent de présidents américains, George Washington se taillant la part du lion. En France, depuis la Révolution, la République évite les effigies d'hommes politiques et puise dans son univers de savants, de poètes et d'écrivains nous avons eu Voltaire, Pascal, Pierre et Marie Curie, Saint-Exupéry. Les hommes politiques sur les billets de banque évoquent trop le spectre des dictatures les Louis d'or et les Napoléons.
Nos billets sont de tailles et de couleurs différentes. Visuellement, ils ne se confondent pas, ils sont datés, on peut définir l'époque d'un film par la monnaie qui s'y échange. Aux Etats-Unis, ils ne sont distingués que par leur valeur faciale. Nous sommes dans la matérialité absolue.
Revenons au recto du billet vert couleur de l'espérance, celle de tous ceux venus chercher fortune sur le «nouveau monde» comme Sergheï Manoliu en 1996, et examinons-le avec un peu plus d'attention que si nous le tendions négligemment à un marchand de hot-dog.

Face : Au quatre coins un chiffre arabe s'inscrits dans différents écussons d'où partent des rameaux, comme si le dollar était dessiné pour se multiplier tel les pains de Canaan comme s'il devait pousser, bourgeonner, fructifier
Federal Reserve Note le billet indique son origine. Seule la banque fédérale a aujourd'hui le droit «d'éditer» le dollar, mais, on le précise en sous-titre, ce billet est valable pour toute dette publique et privée.
Au centre, à l'intérieur d'un médaillon dentelée qui évoque un rouage, un portrait de président.
A droite l'estampille d'une des filiales de la banque fédérale survole un numéro de série.
A gauche, au-dessus du médaillon se retrouve ce même numéro, au-dessous de ces nombreux chiffres verts sur fond blanc, Washington D.C. affirme la suprématie de l'instance fédérale sur les différents états. A l'intérieur du médaillon,, une balance, la justice, l'équité, séparée par une clé, (celle du trésor, du ciel, de l'initiation ?), et les étoiles en V inversées des états fondateurs. Tout autour, en lettres blanches sur fond émeraude s'inscrit le département du trésor et une date en chiffre arabe : 1789, référence incontournable de la Révolution française. En filigrane : one.
Titre : Les Etats-Unis d'Amérique.
A droite et à gauche deux cercles :
Au centre, la valeur faciale du billet, surmonté comme d'une couronne du fameux «In God we trust».
A gauche le Grand Sceau : une pyramide coupée dont le sommet est constitué d'un il triangulaire dont la première marche porte ne chiffres romains MDCCLXXVI, 1776, entourée d'une maxime latine, Annuit Coeptis novus ordo secularum, qu'on peut traduire par : «Le nouvel ordre des siècles favorise les entreprises». D'un étendard s 'échappent deux flammes, nous sommes au centre d'une véritable mystique du dollar. La pyramide se rapproche curieusement d'un emblème franc-maçon. En 1770, c'est une société fort puissante puisqu'elle possède 10 000 loges recensées de part le monde. Beaucoup d'utopistes comme Proudhon qui y implante un phalanstère tenteront d'implanter des communautés en Amérique avec un succès mitigé. Les Saint-Simoniens voient en l'Amérique un laboratoire à l'échelle continentale.
Cercle droit, l'aigle américain, ailes déployées, tient dans son bec une autre maxime latine. Il est couronné des treize étoiles de la première confédération, dans ses serres un rameau et des flèches, son corps est constitué d'un écusson aux bandes horizontales et verticales. Les bandes horizontales représentent le «Continental Congress» le Congrès.
Sergheï Manoliu n'a pas eu beaucoup de chance en 1996 lorsqu'il a présenté ses oeuvres gestuelles à New-York mais il en est reparti avec ce qu'il y a de plus précieux au monde : une idée.
En Amérique, se dit-il : «le rêve, c'est l'argent», pourquoi donc ne pas «transformer l'argent en art» ?
Né à Bucarest en 1953, issu d'une lignée de peintres roumains, il se dit que puisque c'est l'adoration du veau d'or, que le dollar est devenu le dieu universellement prisé, autant reprendre la tradition de l'Icône en remplaçant l'imagerie religieuse par le billet de un dollar en en relevant tous ses aspects par un jeu de gommes et de masques.
En janvier 1997, il crée la première icône blindée. C'est le début de la construction d'un mur d'argent pour adorer Wall Street. En choisissant comme support essentiel de son expression le billet de un dollar, il s'adonne à une esthétique de la déclinaison sur un support déjà hautement symbolique. En «peignant » le dollar, il cache certains éléments pour mieux en révéler d'autres. Ce qui n'apparaissait plus à nos yeux renaît dans une autre dimension. Son génie de coloriste lui permet de décliner la symbolique de toute nation.
Les icônes blindées ont eu un grand succès aux Etats-Unis lorsque nous les avons montrées pour la première fois sur la foire de Miami à l'aube du deuxième millénaire. Nous offrions en quelque sorte aux américains un miroir dans lequel ils se reconnaissaient avec enthousiasme. Quoi de mieux que le dollar dans la civilisation du dollar ?
Enchâssé dans son blindage, isolé par son verre microgarde, sublimé par son statut renouvelé d'oeuvre d'art, le billet de un dollar transcende le quotidien pour devenir symbole.
Etymologiquement, le dollar provient de l'altération du mot allemand thaler et du bas allemand «daler». Il fut frappé pour la première fois en Bohème dans la ville de Joachimsthal mais par confusion, s'est crée une étymologie imaginaire qui provient de l'influence de l'Amérique du Sud, très largement hispanophone ou le mot dollar est plus ou moins homonyme du mot douleur, «dolor» le dollar, c'est l'argent gagné à la sueur de son front par les millions d'émigrés, venus tenter de s'intégrer à la société nord américaine. Etymologie imaginaire qui devait beaucoup plaire aux puritains qui dirigeaient déjà le pays. Ce n'est pas aux Etats-Unis qu'il est plus difficile aux riches de pénétrer au paradis qu'à un chameau de passer par le chas d'une aiguille. L'argent se mérite et il n'y a aucune honte à l'étaler. In God, we trust. N'oublions pas que les ligues de tempérances ont été jusqu'à reprocher son billard aux président Adams
On appelait «dollar» le peso espagnol depuis 1581, il représentait alors huit reales et circulait officieusement très largement en Amérique du Nord, surmontant la livre anglaise jusqu'à ce que le Congrès (Continental Congress) adopte le dollar américain comme monnaie nationale en 1785, réalisant ainsi l'unité monétaire des états. Avant, tous les états pouvaient battre monnaie. Le premier dollar apparut sous forme de papier monnaie en 1690 dans la Colonie du Massachusetts mais son design était fort différent. Ce premier dollar ressemblait beaucoup aux assignats révolutionnaires dans la lignée de Law et de Pitt. Il n'eut pas un devenir beaucoup plus heureux.
Les «power-books » de Sergheï Manoliu comme ses icônes blindées renvoient à son travail sur l'art et l'argent. Ils s'ouvrent tel l'instrument fétiche de ce début de siècle : l'ordinateur portable, tout comme les icônes que de riches voyageurs du passé transportaient de ville en ville pour garder un lien avec leur lieu d'origine.
Le dollar devient medium, il sort de l'icône pour former des drapeaux et des tours. Sergheï Manoliu sculpte avec des dollars. Dans son dernier travail intitulé Glasnost qui en russe signifie à la fois transparence et invisibilité, il se sert de bâches sérigraphiées où les détails du billet vert sont hypertrophiés dans l'espace.
Sésame ouvre-toi de notre société mercantile, le dollar est enluminé aux couleurs du rêve !

Lélia Mordoch.
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